La dernière
chance de paix

Fanjeaux, janvier 1208

 

Quittant Carcassonne et poursuivant notre voyage vers Toulouse, nous passons à Montréal. Le clocher de Fanjeaux pointe sur la colline toute proche.

J’envoie d’Alfaro et mes cavaliers. Je voudrais parler à Dominique de Guzman, le moine prédicateur castillan. C’est ici qu’il a établi son monastère, mais il y séjourne rarement. Toujours sur les routes de la plaine ou les chemins de montagne, pieds nus, vêtu de bure, totalement démuni, il prêche et mendie son pain quotidien. La nuit, il prie plus qu’il ne dort. Dès l’aube, il reprend son œuvre.

En peu de temps, la réputation de Dominique de Guzman s’est propagée à travers toute la région. On l’a vu marcher des journées entières, les pieds en sang, dans la neige ou sous la brûlure du soleil. Porté par une énergie surnaturelle, il sème infatigablement la parole de Dieu. Mais, avant de lancer la graine de la foi, il laboure par l’exemple qu’il donne. Comme le soc du paysan s’enfonce profondément dans la terre pour que vienne s’y enfouir la semence, la vie de sacrifice du prédicateur ouvre les esprits pour que ses mots y soient accueillis et que germe le Verbe. Une légende se propage autour de lui et se répand dans tout le pays. Beaucoup de catholiques le vénèrent déjà comme un saint.

Toulouse, Verfeil, Servian, Pézenas, Carcassonne, Pamiers… Il est allé partout creuser son sillon. Après avoir prêché dans les grandes villes, il fait halte dans les villages pour lutter en profondeur contre l’hérésie.

Dominique de Guzman a courageusement décidé de s’établir ici, à Montréal. Les Bons Hommes sont chez eux dans chaque village des coteaux, dans chaque vallée des Pyrénées, dans les châteaux où ils viennent prêcher à l’invitation des seigneurs. Aimery de Montréal est lui-même un Croyant. Il y a quelques années, Guilhabert de Castres donna ici le consolament à Esclarmonde, la sœur du comte de Foix. J’ai personnellement assisté à cette belle et austère cérémonie qui réunissait tout le clergé hérétique et les principaux seigneurs de notre pays.

Les Bons Hommes ne constituent pas une menace pour le prédicateur puisqu’ils refusent toute violence. Le danger pour Dominique de Guzman vient de nos seigneurs et de nos chevaliers, furieux contre l’Église romaine et sa prétention à régenter leurs domaines. Protéger les hérétiques est une façon d’affirmer que nos affaires ne se décident pas ailleurs qu’ici et que nous entendons rester maîtres chez nous.

Mais il est vrai que depuis son arrivée, il y a dix mois, Dominique de Guzman a réussi à incarner une autre façon d’être et d’agir. Son exemple a su conquérir bien des cœurs et sa parole a ramené quelques âmes au bercail. Il s’est fait respecter par son abnégation et connaître grâce aux « controverses ». Ces confrontations verbales mettent aux prises les deux clergés face à face et à armes égales devant un public passionné, sous l’arbitrage du seigneur du lieu. Dominique de Guzman y voit le seul moyen de retrouver l’écoute de la parole de Dieu pour ces foules nombreuses attirées par l’animation qui se déploie autour de l’événement. On vient de loin pour y assister. Certains débats durent plusieurs jours pendant lesquels, du matin au soir, s’échangent arguments, citations, exhortations et menaces.

Le public participe bruyamment. De la salle surchauffée jaillissent interpellations, questions et invectives. Le seigneur qui abrite les débats dans son château intervient pour rétablir le calme, menace de faire évacuer la salle, veille à l’équité des temps de parole entre les deux Églises représentées par un nombre égal de défenseurs.

Dehors, ceux qui n’ont pas pu prendre place dans la salle d’audience restent sur la place, tendant l’oreille pour saisir quelques bribes de discours lorsque l’orateur force sa voix. On les commente aussitôt pour les approuver ou les réfuter. Les enfants croquent des friandises vendues par des marchands ambulants. L’auberge ne désemplit pas et l’on chante tard le soir dans les ruelles.

Pendant ce temps, réunis chacun de son côté, les prédicateurs se préparent aux joutes du lendemain. En secret, ils affûtent leurs raisonnements, étayent leurs arguments, recherchent dans les textes sacrés les citations les plus pertinentes. Ils s’efforcent de convaincre le public et de conquérir le jugement des seigneurs chargés, pour conclure les débats, d’en désigner les vainqueurs.

Au grand scandale des légats qui sont venus parfois participer aux controverses, l’homme devient arbitre de la lutte entre Dieu et Diable. Les seigneurs locaux, fort peu instruits des questions religieuses et constatant la division du public, renvoient le plus souvent dos à dos les deux Églises, au milieu des cris et des rires.

La foule aime les débats qui tournent autour de la Croix. Les hérétiques refusent catégoriquement de l’adorer et maudissent l’Église d’avoir pour emblème un instrument de torture.

— Vous vous inclinez devant l’outil du supplice du Christ. Vous êtes l’Église du Mal !

Les protagonistes l’emportent davantage par les effets oratoires que par la rigueur du raisonnement.

Les femmes, nombreuses dans le public, penchent souvent en faveur de l’Hérésie. Un jour, Esclarmonde de Foix, la sœur du comte, est venue elle-même assister à une controverse. Elle y a participé activement en prenant la parole dans un silence attentif. « Femme, votre place n’est pas ici. Retournez filer votre quenouille ! » lui a dédaigneusement lancé pour toute réponse un clerc catholique. Les cris de protestation ont immédiatement sanctionné cette maladresse grossière. Notre pays respecte les femmes. Nous les chantons et nous les écoutons.

Certaines controverses ont cependant tourné clairement à l’avantage de Dominique. On parle beaucoup de la « controverse miraculeuse » qui s’est déroulée ici même à Fanjeaux il y a quelques mois, sous les yeux de nombreux témoins. Au troisième jour de la controverse, Dominique remit à ses contradicteurs, conduits par Guilhabert de Castres, un argumentaire épais, les mettant au défi de le réfuter. Les Bons Hommes en prirent connaissance. Après s’être concertés à voix basse, ils en appelèrent à l’ordalie du feu. Le « jugement de Dieu ».

Ils jetèrent donc le manuscrit dans la cheminée. S’il brûlait, c’est que Dieu le récusait. Mais l’argumentaire, comme s’il était animé d’une vie propre, jaillit hors des flammes pour retomber aux pieds des hérétiques. Ils le saisirent pour le lancer encore une fois au milieu des braises. Le livre bondit de nouveau. Il était intact. Pour bien s’en assurer, ils le renvoient dans les flammes, d’où il s’élève aussitôt pour venir se plaquer contre une poutre du plafond, qui porte toujours la marque calcinée du manuscrit de Dominique. Je ne témoigne pas de ce que je n’ai point vu, mais je ne refuse pas d’y croire.

Toutefois le vrai miracle, à mes yeux, c’est que Dominique ait survécu, qu’il n’ait pas été victime de la haine soulevée par son Église, qu’il puisse parcourir, seul, des contrées reculées sans tomber sous les coups des routiers qui tuent un homme pour lui voler un pain. Sa vulnérabilité et sa pauvreté ont forgé autour de lui une armure invisible.

 

Les cavaliers que j’ai envoyés à Fanjeaux s’enquérir de Dominique de Guzman reviennent sans l’avoir trouvé. Le prédicateur est sur les routes, loin d’ici, et personne n’a pu les renseigner. Méfiante, la supérieure du petit monastère de nonnes fondé par le moine castillan a donné sèchement à Hugues d’Alfaro quelques indications évasives.

Je ne le rencontrerai donc pas. C’est dommage car nous avons, pour des raisons différentes, la même volonté d’éviter la guerre. Il veut prêcher en paix, comme je veux gouverner en paix. Pourrions-nous entreprendre quelque chose ensemble ? Je crois, hélas, que l’heure est passée. Il n’y aura plus de controverse. Le temps du verbe va faire place au temps des armes.

 

Raimond le cathare
titlepage.xhtml
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_038.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_039.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_040.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_041.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_042.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_043.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_044.html
Baudis,Dominique-Raimond le cathare(1996).French.ebook.AlexandriZ_split_045.html